Rencontre du Troisième Type. [Ft. Joshua]

Novembre 2002.

Il faisait froid ce jour-là, et je sentis un frisson parcourir mon corps alors que je levais les yeux vers le ciel, en tendant miraculeusement de deviner s’il allait pleuvoir ou non. Pourtant, j’avais un léger sourire aux lèvres. Mon deuxième rendez-vous à l’infirmerie venait d’avoir lieu, et le médecin m’avait inculqué quelques rudiments sur l’anatomie humaine. En effet, j’avais eu 15 ans en janvier, il y a donc des mois, et au cours de l’année, mon don s’était éveillé. Je n’avais jamais vraiment réfléchi à la question de savoir si j’en possèderais un également, un jour. Mais apparemment, c’était le cas. Mon pouvoir s’animait parfois malgré moi, et je sentais alors les paumes de mes mains se mettre à picoter alors que de la chaleur semblaient s’en échapper. Le don de guérison, avaient déclaré certains de mes supérieurs qui avaient déjà eu l’occasion de voir cela. J’avais acquiescé et on m’avait conseillé d’aller voir le médecin pour en parler un peu plus avec lui. Cela faisait deux ans que j’étais arrivée au Camp Jupiter, et je connaissais donc suffisamment le camp pour ne plus me perdre. Bien au contraire. Alors, dès la première heure, je m’étais rendue à l’infirmerie pour une longue leçon. A présent que j’avais appris pas mal et convenu d’un rendez-vous suivant, j’étais partie en remerciant mon aîné, avant de prendre le chemin du réfectoire.

Depuis un an, mon comportement s’était amélioré. Là où j’étais arrivée, sauvage, colérique, et ne faisant clairement confiance à personne – merci mon passé – j’avais retrouvé un peu de cette douceur qui m’était commune dans l’enfance. Il m’arrivait de sourire à présent, de m’arrêter et discuter avec des habitants de la Nouvelle Rome sans me sentir aussitôt menacée. C’était étrange, mais je savais que j’étais en train de guérir. Le fait qu’Octave et Isaiah, mes petits frères, aient été là pour moi, pour tenter de me faire sourire, ça m’a fait énormément de bien. Reyna aussi, a été patiente. Nous faisons parties de la même cohorte, et il a dû être difficile pour elle de me supporter tous les jours. Ce qui fut probablement le plus difficile, ce fut de faire face au ton ferme et sec de Marcus, qui pensait nécessaire de me pousser à bout pour que je change. Ce qui n’a jamais fonctionné, et pour cause : je n’allais pas lui avouer les raisons de mon mal-être et ma colère continuelle. Je n’en avais parlé à personne, et cela resterait ainsi pour un bon moment. Hors de question que je revive ça en le racontant à qui que ce soit. J’avais suffisamment de mes cauchemars pour me rappeler les images et les sensations de ces instants passés, merci bien.

Arrivant au réfectoire, j’osais demander de quoi faire un pique-nique, remerciant les créatures qui m’apportèrent les mets dont j’avais besoin. Je restais souvent seule pour manger, appréciant de ne pas me retrouver entourée par des dizaines de romains dans une atmosphère, certes, chaleureuse, mais bruyante et trop concentrée en émotions. Alors je m’esquivais très souvent, et visais l’entrée du Camp Jupiter. J’appréciais beaucoup ce coin, souvent vide d’êtres humains, et semblant si proche du monde des gens normaux. Je passais le pont, surplombant le petit Tibre, et rejoignais les espaces verts devant la porte qui donnait dans le Tunnel. Je tenais un sac qui contenait du pain, du jambon, des gâteaux, et une bouteille d’eau. Frugale mais nous étions dans la légion, il ne fallait pas s’en étonner. Quand un choc sourd résonna contre la porte, je me relevais d’un coup en écarquillant les yeux. Après un temps d’hésitation, je fis quelques pas jusqu’à la porte, cherchant à entendre quelque chose. Et j’entendis la voix d’un garçon jurer. Etonnée, je tendis l’oreille davantage, avant d’oser demander : « Y a quelqu’un ? » Evidemment qu’il y a quelqu’un Kathleen, tu n’entends pas des voix non plus. Je roulais des yeux à cette pensée, et attendis d’avoir une réponse. Avec ma chance, ça pourrait être un monstre. Et là, j’aurais vraiment l’air idiot si j’ouvrais.

Le pire, ce fut probablement quand la porte, elle, s’ouvrit. Je reculais d’un bond, et dégainais une pomme de mon sac plastique, prête à le lancer à la tronche du nouveau venu. En fait, il n’y eut pas un, mais deux garçons, et je me retrouvais face à deux paires de yeux qui se posèrent tour à tour sur moi, puis sur mon bras levé tenant une pomme. L’un des deux, je le connaissais. D’ailleurs, ce fut lui qui parla. « Kathleen ? Qu’est-ce que tu fais avec cette pomme ? Enfin, peu importe. C’est mon tour de garde, et… lui vient d’arriver. Tu peux le ramener au camp ? C’est un nouveau. » Plus froid et sec, tu meurs. Du haut de mes 15 ans, je me contentais de hocher la tête, tandis que je regardais le garde du jour refermer la porte, nous laissant seuls, le nouveau et moi. Mon regard se reporta sur lui, et je l’examinais rapidement. Chétif, il semblait ne pas avoir mangé à sa faim ces derniers temps. Et visiblement, les épreuves de Lupa et son ascension jusqu’ici l’avaient fatigué. Je baissais la main lentement, un peu gênée d’avoir été vue dans cette position, et toussotais. « Bonjour, je suis… Kathleen. » Comme s’il ne l’avait pas entendu dans la bouche de l’autre. Essayant d’esquisser un sourire, que je ne parvins qu’à transformer en rictus, je tentais une autre approche et tendis la main au fruit : « Tu veux une pomme ? » Oh mon dieu, pire que tout.

C’était étrange d’être confrontée à une arrivée directe. Habituellement, les nouveaux étaient présentés au repas du midi ou du soir devant tout le monde. Et là, je rencontrais un nouvel arrivé en chair et en os. Je clignais des yeux, surprise, et le laissais prendre la pomme. Le dénommé Joshua semblait mort de faim parce qu’il se jeta sur le fruit et le dévora. C’était… déroutant, et suffisamment indicateur de l’état du garçon. Il avait faim, probablement froid, et j’avais peur qu’il soit blessé. Alors qu’il mangeait, je l’observais d’un œil inquisiteur, essayant néanmoins de me faire discrète. Qu’il se sente analysé était la dernière chose que je souhaitais. Le mettre mal à l’aise n’était absolument pas dans mes intentions. Je me souvenais moi-même de mon arrivée peu glorieuse, et je préférais qu’il se sente en sécurité, avant toute chose. Alors quand il me demanda où nous nous trouvions, je me trouvais légèrement embêtée. Ce n’était normalement pas à moi de le lui expliquer, je n’étais ni gradée, ni très douée en explications pour faire cela. Mais en plongeant mon regard dans le sien, j’eus réellement envie qu’il se sente à l’aise.

« Viens t’asseoir, une minute, je crois… Que ça va être long. » J’allais rejoindre l’herbe et m’y asseyais, attendant qu’il fasse de même, tout en sortant du pain, et du jambon. Je lui préparais rapidement un sandwich, avant de le lui donner. Je déposais la bouteille d’eau entre nous deux, pour qu’il y ait un écart entre nos deux corps, et j’inspirais profondément. Les choses n’allaient pas être simples, et je tentais de me remémorer ce qu’on m’avait dit il y a plus de deux ans, lorsque j’avais franchi à mon tour, cette fameuse entrée.

L’espace d’un instant, je me demandais ce qu’il se passait pour lui. Joshua. S’il avait une famille dehors, qui lui avait parlé de ce lieu. Ou s’il avait erré, comme moi, sans véritable but, jusqu’à tomber sur un loup qui l’avait pris sous son aile à sa manière. Ce n’était pas simple comme situation, et ne parlons pas des différences entre les deux mondes. Mais j’avais eu le temps de me faire à l’idée et d’enregistrer toutes les infos que l’on m’avait donné sur les romains, les dieux, et les créatures. Donc, à ce sujet, je pouvais au moins lui communiquer ce que je savais. Mais côté psychologie, c’était pas vraiment mon domaine. Je n’étais pas très douée pour ce qui était de trouver les bons mots au bon moment. Mes prunelles se posèrent sur le visage du garçon qui venait d’attraper le sandwich, et j’inspirais profondément. C’était nécessaire, oui, une étape nécessaire. Il semblait maigre pour son âge, et avait les traits tirés. Des ombres trainaient sous ses yeux, comme pour prouver le manque de sommeil, ou de tranquillité d’esprit dont il avait pu manquer ces derniers jours. C’était inquiétant, et j’aurais aimé pouvoir faire quelque chose de plus, quelque chose qui ferait la différence. Et la seule chose que je puisse faire, en vérité, était de lui parler, et d’expliquer ce qu’il était. Une vraie partie de plaisir.

« Joshua… Que sais-tu de la mythologie romaine ? Des dieux romains de l’antiquité ? »

J’avais laissé soixante bons centimètres entre lui et moi, et c’était la distance qui me rassurait. L’idée même qu’un homme me touche, ou soit simplement proche de moi provoquait des frissons le long de ma colonne vertébrale, ce qui n’était certainement pas pour me rassurer. Je faisais de mon mieux pour que la panique ne me fasse pas perdre les moyens, mais en général, j’avais ensuite besoin de reculer et de m’en aller. En entraînement, cela rendait parfois les choses compliquées, mais ce n’était pas plus mal que Reyna fasse partie de ma cohorte. Elle se battait bien, et même si mon niveau n’était pas excellent par rapport au sien – en même temps, c’est logique – elle acceptait de former parfois un duo avec moi. J’apprenais beaucoup en sa compagnie, et les autres membres de la deuxième cohorte, avaient beau être déterminés, minutieux et combattifs, ils me tiraient vers le haut, et d’une certaine manière, je les en remerciais. Cela ne rendait pas toujours les choses simples pour mes phobies, mais je devrais bien apprendre d’une façon ou d’une autre à vivre avec. Peut-être même qu’avec le temps, elles disparaitraient. Mon regard s’assombrit à cette idée. Cela m’étonnerait à dire vrai. J’avais les souvenirs encore bien trop frais, malgré plus de deux écoulés, pour que je parvienne à m’en défaire avec facilité. Les nuits étaient longues et pénibles quelque fois, au point que je ne fermais les yeux que quelques heures. Ce n’était pas glorieux, mais on s’y fait. Et puis, être un demi-dieu rendait d’ores et déjà plus résistant. Enfin, si je regardais attentivement la silhouette du garçon, je pouvais avoir quelques doutes. Il n’était pas frais et manquait cruellement de sommeil. C’était inquiétant et mon instinct me soufflait qu’il fallait le ramener à l’infirmerie le plus vite possible.

C’est ce que je m’apprêtais à dire lorsqu’il me répondit sur ma précédente question, et je gardais alors le silence. Pour enregistrer tout ce qu’il savait. Joshua parla beaucoup, et les secondes défilèrent alors que je ne le quittais pas des yeux, patiemment. Puis, il reprit son repas du moment, et je réfléchissais à ce que je pouvais dire pour rendre les choses plus simples. Il termina de manger, bu un peu et vacilla. Je fronçais les sourcils, inquiète mais il me coupa le souffle en faisant une chose inattendue. Totalement inattendue. Le garçon un peu plus jeune que moi posa sa tête sur mes genoux et je me figeais totalement, ne bougeant plus d’un pouce. Mon souffle sembla même s’arrêter, tout comme les battements de cœur. Je fixais ses cheveux, les yeux écarquillés, et l’idée de respirer me revint. Qu’est-ce que… Ce n’est qu’un enfant me souffla une voix. Il ne peut pas te faire de mal. C’était vrai, en un sens. Joshua était trop jeune pour me vouloir du mal, alors je devais me réfréner, me calmer, mais bon sang, ce que c’était difficile.

Doucement, centimètre par centimètre, j’avançais ma main jusqu’à son dos, et hésitais pour la poser. Ou non. Finalement, je ne le fis pas, et mes mains allèrent rejoindre la terre derrière moi, pour supporter le poids de mon corps. Je ne pouvais absolument pas m’allonger, ou tous mes signaux d’alerte se mettraient en marche. Non, je me tenais un peu en arrière, histoire de me concentrer sur le ciel et non pas sur la tête posée sur ma jambe. Je finis par inspirer profondément et commençais à parler. Au début ma voix était hésitante, j’avais du mal à oublier le contact entre nous deux, mais au fur et à mesure des mots, le ton se fit plus ferme et résolu. « Certains des mythes que l’on peut trouver dans les livres sont vrais. Les dieux romains existent. Pour être sincère, mon père est Apollon. Je ne l’ai jamais rencontré, mais il a eu une aventure avec ma mère il y a quelques années et… Je suis née. Toutes les personnes que tu croiseras ici auront un lien avec un dieu ou une déesse. Nous, les demi-dieux, pouvons vivre dans les deux mondes. Mythologique et Humain. Mais notre odeur, parce que nous en avons une, attire ce qu’on appelle les monstres, ou créatures. Pour pouvoir y faire face, nous sommes formés ici au combat, et à la manipulation de pouvoirs, si tu en possèdes. » J’hésitais, respirant doucement pour me concentrer. « Ce n’est… Pas facile à accepter, je le sais… Mais je ne te mens pas. Nous devrions aller voir des chefs pour que ça te rassure sur mes paroles. »

L’éclat de voix de Joshua fut violent. Il commença par demander des explications quant aux agissements de sa mère – son côté divin je supposais – questions auxquelles je ne pouvais répondre. Moi-même, j’avais erré, mais je n’avais jamais attendu après un père. Et lorsque j’étais arrivée ici, je n’avais pas été en colère après Apollon. A dire vrai, il n’existait pas vraiment à mes yeux. C’était un dieu après tout, et à ses yeux, je ne devais être qu’un grain de poussière à travers ses milliers d’années d’existence. Mais je pouvais comprendre sa colère, son incompréhension et sa frustration. Le pauvre venait de trouver le Camp Jupiter et apprendre qu’il était un demi-dieu, qu’une partie de son existence lui était encore étrangère et probablement très floue. Voilà pourquoi je n’aurais pas dû être celle qui le lui annonçait. Je n’étais pas formée à ça, ni douée pour rassurer. Ses mots glissaient sur moi, et atteignaient mon cœur aussi sûrement que s’il m’avait frappé. J’étais triste pour lui, amère aussi parce que j’avais la nette impression que c’est ce qu’il ressentait. Ses yeux qu’il avait posés sur moi, me paralysaient sur place et je restais assise, prête à me redresser si cela s’envenimait. Enfin, j’essayais de m’en convaincre.

Il était debout, alors que j’étais toujours assise et mes muscles se trouvaient tendus. Je ne le quittais pas des yeux une seule seconde, pétrifiée à l’idée qu’il rejette sa colère sur moi. La peur s’insinuait de plus en plus sournoisement dans mes veines, me glaçant sur place, alors qu’il reprenait la parole, avec plus de virulence encore. Je déglutis, crispée. Et puis, il s’assit de nouveau. Instinctivement, je reculais de quelques centimètres, ne voulant pas me trouver trop proche alors qu’il venait de s’énerver. J’avais beau savoir que je n’étais pas le sujet de sa colère, elle m’avait fichue la trouille. Et qu’il devienne si calme à présent, au point de s’excuser, ça me laissait quelque peu stupéfaite. Je pris quelques minutes de silence pour retrouver un peu de sérénité, les battements de mon cœur étant trop rapides pour me permettre de réfléchir clairement. Le garçon était fatigué, en colère et plein de doutes. Ce n’était pas sa faute. Il était perdu, dérouté par ce qui lui arrivait, et je ne pouvais pas lui en vouloir. Je ne lui en voulais pas d’ailleurs, ça m’était impossible alors que je le contemplais, tête baissée et silencieux.

Alors timidement, je levais de nouveau la main. J’inspirais profondément, difficilement, mais je voulais vraiment y parvenir. La première fois, je m’étais rétractée avant de réussir à le toucher, mais je pouvais le faire. Je devais le faire. Il avait besoin de comprendre qu’il n’était pas seul, qu’ici, au Camp Jupiter, il trouverait une famille. Des personnes qui pourraient l’aider, le soutenir, le faire rire aussi. Doucement, la paume de ma gauche vint se poser sur son épaule, et je frémis. Je voulais sincèrement qu’il se sente bien, mais c’était difficile pour moi. Les contacts m’étaient très peu familiers depuis deux ans, et je ne faisais que très rarement le premier pas. Encore moins avec un inconnu. « Joshua ? » Il était temps qu’il arrête d’arracher l’herbe, ou il n’y aurait plus rien dans le coin. « Je… Je suis désolée de que tu as dû traverser. En vérité, tu devrais vraiment parler avec des personnes gradées, qui pourront te rassurer, je ne suis pas douée pour ça. Mais sache juste que… Tout le monde possède des qualités et des défauts. Ainsi qu’un rôle sur Terre. Ne te dénigres pas Joshua… Si tu te retrouves ici, parmi nous, ce n’est pas sans raison, tu sais ? Tu trouveras des amis dans le camp, des personnes sur qui compter, crois-moi. » Ma voix s’était faite plus douce à mesure que je parlais, tandis que je cherchais à le regarder dans les yeux pour lui donner plus de poids.

Apparemment, il avait décidé de continuer à arracher ces pauvres brins. Peut-être que sa maman serait Déméter ? Non, si elle le voyait faire ça, pas sûr qu’elle soit très heureuse. A dire vrai, je ne voulais pas présumer de qui pouvait être la déesse dans son arbre généalogique à la case maman, mais je devais bien reconnaitre que moi aussi, ma curiosité était piquée. Et si le garçon me semblait plus calme, au point que mon cœur avait retrouvé un rythme plus acceptable, je restais tout de même attentive à ses humeurs, sait-on jamais. Je sentis ensuite qu’il cherchait ses mots, et me demandais ce qu’il voulait poser comme questions. Peut-être y en avait-il tellement dans la tête qu’elles en venaient à se bousculer ? Chose qui ne pouvait être que compréhensible à mon sens. Le garçon, qui ne devait pas avoir plus de quatorze ans, douze ou treize probablement, venait de voir son monde changer du tout au tout. Mais le fait qu’il choisisse de s’abstenir pour finalement me prendre dans ses bras, ce n’est pas du tout prévu. Je me figeais aussitôt, alors que mes yeux s’écarquillaient et que mon cœur, lui, se remettait à battre comme un fou. L’air me manqua rapidement, et je crus que j’allais étouffer, pile au moment où il recula. Je n’attendis pas et m’écartais en arrière pour ne plus qu’il me prenne ainsi au dépourvu. Je me répétais inlassablement que c’était un enfant, qu’il ne me voulait pas de mal, qu’il manquait de contacts humains tout simplement, et que c’était aussi, enfin peut-être, une manière de me remercier. Mais j’avais vraiment été surprise, et ce n’était pas facile de se calmer. Quand il me tendit la main, je ne la pris pas, et me redressais toute seule. J’aurais pu, c’est vrai, et une partie de moi aurait aimé que je le fasse pour ne pas qu’il s’imagine que je le rejetais entièrement, mais c’était plus fort que moi. Une fois debout, j’avançais sur le chemin, en dehors de l’herbe, et me concentrais sur ses paroles, ses questions.

« Tu… Tu n’as rien à me rendre. Et oui, visitons… Enfin, je devrais plutôt te conduire aux gradés. Pour… Information, la Légion fonctionne avec un système de cohortes. Il y en a cinq, et les romains sont donc envoyés dans l’une d’entre elles. » J’avançais un peu, l’air frais m’aidant à me calmer. A quelques mètres, coulait le Petit Tibre, et nous devrions le passer, par le pont. Joshua évoqua sa mère, et je me mis à réfléchir à la bonne manière de lui répondre. « D’une manière ou d’une autre, ta maman se manifestera. Pas en chair et en os, enfin, sauf si la tienne fait ça. Mais par un signe, un indice pour indiquer que tu es son fils. » J’approchais du pont et me mis à l’escalader. « Mon père est Apollon. » Je l’avais déjà dit, mais je me doutais qu’il n’avait pas pu tout retenir de mes mots, ça n’était pas grave. Je lui jetais un coup d’œil en coin, marchant à sa droite, à la même hauteur pour être sûre qu’il me suivait. Je n’aimais pas avoir quelqu’un derrière moi, et il n’aurait pas vraiment pu prendre la route seul, sans connaitre le chemin. Donc, nous avancions côte à côte, et je me posais quelques questions sur lui, sur ce qu’il avait vécu là dehors, sur ses ressentis, mais je n’osais rien demander. Par politesse, par respect mais surtout parce que je n’en avais pas le droit. Il ne me connaissait pas après tout, alors je ne voulais pas qu’il se sente menacé en imaginant un interrogatoire dans mes propos. A la place, je me contentais d’une question qui n’engageait pas à grand-chose : « Quel âge as-tu Joshua ? » Mon ton était doux, et rassurant. Je restais attentive, toujours, mais j’avais vraiment envie de l’écouter me parler de lui. Peut-être parce que j’étais l’une des premières personnes qu’il rencontrait, peut-être parce que son arrivée me rappelait la mienne, peut-être parce qu’il semblait si perdu et si fatigué que ça réveillait mon instinct de protection, je ne savais pas moi-même en fait.