Et si on recommençait du début? [Chase]

Je courais dans les bois depuis une bonne vingtaine de minutes déjà. J’étais totalement affolée. Après plusieurs mois sans avoir de ses nouvelles, à me faire du souci comme ce n’est pas permis, voilà que je recevais une lettre me disant de le rencontrer. J’avais d’abord cru à un piège, mais la curiosité l’avait emporté sur la méfiance et voilà que je me précipitais très probablement dans la gueule du loup. Après tout, Chase avait rejoint les partisans. Que pouvait-il bien me vouloir après tout ce temps? Ce n’était pas assez de m’abandonner sans rien dire, non, maintenant il voulait me dire en face ce qu’il pensait de moi et des Grecs? Venait-il confirmer mes pires soupçons, rendre réalité les cauchemars dans lesquels je le voyais quitter la colonie à cause de moi? Malgré tous les efforts que j’avais fait, avais-je échoué à un tel point qu’il revenait pour ajouter à ma peine?

Alors que la plupart des sang-mêlé étaient dehors à s’entrainer ou s’inventer des jeux avec les naïades ou les satyres, il passait son temps assis devant son ordinateur. Après quelque temps, je n’en pouvais plus de le regarder et me demander ce qu’il pouvait fabriquer sans obtenir aucune réponse. Je savais qu’il avait la réputation de ne pas être très agréable, mais j’étais certaine qu’il n’était pas si pire que ça. Et puis, je voulais vraiment savoir ce qui se passait sur cet écran. Un jour qu’il ne faisait pas très soleil, il avait décidé de travailler dehors et je sautai donc sur l’occasion pour l’aborder. Je prononçai son nom quelques fois d’abord, mais il ne m’entendait pas (ou bien il choisissait de m’ignorer), alors le mis ma main sur le clavier pour l’obliger à me porter attention. Malheureusement, en mettant ma main, j’avais apparemment appuyé sur une touche assez, comment dire, eh bien, l’écran est devenu tout noir, voilà. Et il faut croire que c’était très mauvais parce que croyez-moi, ce regard, la façon dont Chase m’a regardée à ce moment, c’était pire que de regarder la mort en face, et je parle par expérience.

Non mais il n’aurait pas pu choisir un endroit plus facile d’accès? C’était la troisième fois que je trébuchais sur une racine et j’avais vraiment peur que ma lampe de poche choisisse ce moment précis pour arrêter de fonctionner. De plus, j’étais déjà chanceuse de ne pas m’être fait prendre par une harpie. Se promener seule, dans la forêt, en pleine nuit : voulait-il donc ma mort?

J’étais  sûre d’avoir gâché toutes mes chances de communication avec  ce mystère qu’était toujours pour moi Chase Ayling. Mais un jour, j’étais tombée d’un pégase qui s’était affolé avant même de décoller et il semblait vraiment sur le point de me piétiner et soudain, Chase sorti  de nulle part et siffla, attirant l’attention de l’animal. Le fils d’Athéna s’approcha alors  lentement et réussi à calmer le pégase. Une fois que j’étais sur mes pieds et hors de danger, je n’eus même pas le temps de le remercier qu’il était disparu. Les jours qui suivirent, je tentai de lui parler, d’essayer de comprendre pourquoi il m’avait aidée, alors qu’il me détestait visiblement. Mais on aurait dit qu’il m’évitait volontairement, je ne le voyais que brièvement et je n’arrivais jamais à lui adresser la parole. Puis une autre fois, nous étions plusieurs à être sortis des limites du camp pour faire des travaux d’aménagement paysager. Monsieur D s’était réveillé un bon matin et avait déclaré qu’il fallait embellir l’entrée du camp, alors nous n’avions pas vraiment d’autre choix que de prendre nos pelles et nos gants de jardinage et de s’y mettre. Mais bien sûr, les monstres, ils ont cette sorte de sixième sens, ils le savent à l’instant même qu’un sang-mêlé n’est pas protégé. En tout cas c’est l’effet que ça me fait parce qu’ils étaient là moins d’une heure après que nous ayons commencé les travaux. Je me débrouillais assez bien dans mon combat contre une harpie jusqu’au moment où elle me frappa par derrière et je tombai au sol. Quand je levai la tête, la pelle que j’avais jusque-là utilisée en guise d’arme avait volé plus loin, et la harpie n’était plus en vue. J’étais en train de me relever lorsque quelque chose de très puissant me rentra dedans et m’envoya tomber plus loin. J’ouvris les yeux pour voir la harpie plonger au sol, les serres ouvertes, exactement à l’endroit où je me trouvais un instant plus tôt. Elle s’écrasa durement sur le sol. Je tournai la tête vers un mouvement à ma gauche : Chase était en train de se relever. Il m’avait sauvé la vie. Il n’allait pas s’en tirer cette fois.
« Chase! CHASE !! »
Il finit par me faire face.
« Merci. Je te remercie de m’avoir sauvée deux fois déjà. Mais je ne vais pas te laisser m’éviter plus longtemps. Là tu vas me dire exactement ce que tu penses de moi, que ce soit bon ou mauvais, parce que moi j’en ai marre!
À mesure que je parlais, le volume et le débit de ma voix augmentaient.
Je n’arrive pas à te cerner! Et j’ai beau me faire des dizaines de scénarios, je n’arrive pas à comprendre ce qui peut bien te pousser à m’aider puis à m’ignorer de la sorte! Ça me rend folle, comprends-tu? Je vois bien que tu veux faire passer un message, mais il faut croire que je ne suis pas à un niveau intellectuel assez élevé pour le comprendre parce que je suis perdue, là. J’ai besoin que tu sortes de ton trou, que tu me regardes en face et que tu me dises! »

J’étais arrivée au point de rendez-vous. Ne restait plus qu’à attendre et espérer que le ciel ne me tombe pas sur la tête.

En jetant un coup d'oeil circulaire, je m'aperçus que Chase n'était pas dans le café. Peut-être qu'il n'avait pas encore eu le temps d'arriver. Je fit un tour à la salle de bain pour arranger du mieux que je pouvais mes cheveux, mêlés à cause de ma course folle. J'ajustai ma veste en denim et fis quelques retouches à mon maquillage pour étirer le temps. En sortant, j'inspectai encore les lieux, mais toujours pas de Chase. Le stress commençait à devenir insupportable. De toute évidence, j'allais avoir besoin d'un peu d'aide. Je m'avançai vers le comptoir.

- Comment ça vous n'avez pas de Genmaicha? demandai-je à l'employée. Elle me regarda avec un air d'impuissance. Ah les cafés! Tout ce qu'ils servent, c'est du café, en effet. Aucune connaissance en matière de thé. J'allais devoir me faire moins difficile.

- Un Earl Grey, alors?

La jeune fille hocha la tête avec un sourire et me servit mon breuvage. Je payai et dès que je me retournai, je le vis. Et c'est à ce moment que je réalisai à quel point il m'avait manqué. Oui, j'avais pensé à lui pratiquement tous les jours depuis qu'il était partie, mais je me souciais plus d'essayer de comprendre le but de ses actions sans m'attarder au vide que son absence créait dans mon quotidien. Je ressentais tellement d'émotions en même temps – colère, trahison, inquiétude, incertitude – que m'ennuyer de m'étais même pas passé par la tête. Mais ça m'étais bien passé par le coeur, sans que je m'en rende compte mentalement. Parce que seulement à le voir assis là, avec sa posture décontractée qui détonnait avec son expression de concentration extrême que je connaissais si bien, les larmes me montèrent aux yeux. Je clignai plusieurs fois pour ne pas les laisser couler.

Pendant un instant, je songeai à rebrousser chemin. À repasser la porte et m'enfuir dans la nuit pour ne jamais voir la haine allumer ses yeux lorsqu'il me verrait. J'aimais mieux garder les souvenirs de nos bons moments que de risquer de changer ma perception de lui. Je savais que c'était une attitude de poule mouillée, mais j'étais prête à m'assumer. J'étais une fille fragile et je savais que s'il me reprochait mes actions, s'il confirmait qu'il ne voulait plus rien savoir de moi, s'il avait organisé ce rendez-vous uniquement pour conclure tout lien entre nous, j'allais passer les prochaines semaines à pleurer toutes les larmes de mon corps et allais me comporter en zombie, car s'il y avait une chose que je détestais plus que d'être déçue par quelqu'un, c'était bien de moi-même décevoir une personne à qui je tenais. Et je ne pouvais pas me permettre de me sentir ainsi. J'avais d'autres amis à la colonie et une guerre à combattre. Ce n'était pas le temps d'être sentimentale. De plus, être triste signifie être vulnérable, et je tenais quand même à la vie assez pour ne pas vouloir me faire croquer par un monstre sans essayer de me défendre comme il se doit.

Mais en même temps, je n'allais pas dormir si je ne savais pas vraiment de quoi il en retournait. Je jetai un coup d'oeil dans sa direction pour… Oh et mince! Il m'avait vue. Trop tard pour changer d'idée. Je pris une gorgée de mon thé et une grande inspiration, puis me dirigeai d'un pas décidé vers la table où Chase était assis. Je pris place en face de lui et attendis qu'il s'explique.

Quoi? Il ne savait pas que c'était moi qui allais venir? Ce n'était pas lui qui avait demandé à me voir? Je n'y comprenais plus rien. J'examinai son expression. Il évitait mon regard et ses sourcils étaient froncés : il était visiblement contrarié de me voir. Avant que je puisse lui répondre que je n'avais aucune idée de quel « autre » il parlait et encore moins d'où il était, et que je lui dise ma façon de penser sur son accueil, il enchaîna :

« Écoute-moi, je sais que tu cherches à me comprendre, mais crois-moi, ça c'est arrêter à la mort d'Ashley. Donc, tu es ici pour une chose et je ne pense pas dévier réellement de cette tâche.»

Je le regardai bêtement pendant un instant, la bouche entrouverte, le temps d'assimiler ce qu'il venait de me dire. Il ne me regardait toujours pas dans les yeux et ça commençait à vraiment me tomber sur les nerfs. La stupeur passée, elle fit place à la colère.

« Non mais pour qui tu me prends? lui lançai-je d'un ton dur. D'abord, je n'ai aucune idée de la raison pour laquelle je suis ici et je n'accepterai certainement pas de me faire parler sur ce ton. Tu es parti sans rien dire, sans laisser ne serait-ce qu'un mémo pour t'expliquer! Ça fait des mois que je me rejoue les mêmes scénarios dans ma tête, que j'essaie de trouver un sens à ton départ, que je me demande si je suis une des raisons pour lesquelles tu as changé de camp. Je m'inquiétais comme une folle de ce qui pouvait t'être arrivé, j'avais si peur qu'ils t'aient fait du mal! »

Je m'arrêtai un moment, consciente pour la première fois que quelques têtes s'étaient tournées vers nous à cause du volume de ma voix. Les gens ne semblaient pas vraiment préoccupés, c'étaient tout de même des New-Yorkais, mais je continuai néanmoins plus bas, ne voulant pas attirer l'attention inutilement.

« Et après tout ce qu'on a vécu, ne pense pas que je vais te laisser te débarrasser de moi aussi facilement! Je ne suis pas un jouet que tu peux jeter quand tu es devenu trop grand! Je ne vais pas accepter de me faire rejeter après tout le temps que j'ai passé à analyser ta conduite, trouver des moyens de te parler, et crois-moi, ça n'a pas été facile. Tu n'es pas la personne la plus approchable. Mais je ne suis pas une fille qui abandonne et je ne vais certainement pas commencer aujourd'hui. Je sais que c'est difficile pour toi depuis que... »

Ma phrase resta en suspens alors que mes pensées déviaient vers Ashley. Je ne l'avais pas très bien connue. Nous nous étions parlées à quelques reprises et je lui avait demandé des conseils sur comment approcher son frère une ou deux fois, mais en dehors de ça, nous n'avions pas eu beaucoup d'occasions de socialiser. Elle m'avait tout de même parut être une personne très gentille et son départ m'avait beaucoup affecté, c'était si tragique.

Je me rendis compte que je pleurais seulement lorsque je sentis le goût salé des larmes sur ma bouche. Je levai les yeux vers Chase et repris, ma voix entrecoupée de sanglots.

« Tu n'avais pas le droit! Comment as-tu pu m'abandonner? Nous abandonner? On avait besoin de toi, Chase, et tu n'étais pas là. Sais-tu combien de gens venaient me voir en pensant que j'en savais plus? Sais-tu dans quel état tu as mis tes meilleurs amis? Tu n'étais pas là, mais moi je les ai vus. J'en ai vu pleurer parce que tu étais désormais l'ennemi. J'en ai vu s'enfermer dans leur bungalow pendant des heures, des jours, parce qu'ils se sentaient encore plus coupables que moi. Tout le monde a si peur que d'autres fassent la même chose, maintenant! Et toi tu te pointes ici en pensant que je vais bêtement accepter la tâche, quelle qu'elle soit, que je suis censée accomplir, et repartir sans rien ajouter? C'est peut-être difficile à concevoir, je sais qu'on a eu nos bons et nos mauvais moments, mais je tiens à toi, et… et…. »

Mes larmes devenaient incontrôlables. Je pleurai pendant quelques minutes, me fichant bien de ce que j'avais l'air. J'avais des émotions, bon. Et ça le ferait peut-être se rendre compte de l'impact réel que son départ avait eu. Je reniflai et respirai plusieurs fois avant de me forcer à continuer, sachant que je me devais d'aborder le sujet.

« Je ne peux même pas imaginer ce que tu es en train de vivre, seulement que ça doit être insupportable. Mais rien ne la ramènera, Chase, et plutôt que de t’apitoyer sur ton sort et de fuir tout le monde parce que tu as de la peine, tu devrais continuer à vivre ta vie selon tes valeurs et faire honneur à son sacrifice. Reviens, je t'en prie. Bats-toi à nos côtés pour elle. Pour que ce que tu as vécu ne se reproduise plus jamais. »

« Rainbow girl ». Les deux mots résonnèrent dans ma tête bien après qu’il les ait prononcés, et je dus redoubler de concentration pour suivre le reste de ses dires. Ce surnom me rappelait tellement de souvenirs, des bons comme des mauvais, mais aucun que j’aurais changé parce qu’ils étaient ce qui avait construit notre relation, ses fondations même. Les souvenirs sont ce sur quoi on se base pour comprendre qui est une personne et les liens qu’on a avec cette personne. Mais si tout chamboule en peu de temps, si tout ce qu'on pensait savoir sur quelqu’un s’avère avoir été faux, ou du moins pas entièrement vrai, on en vient à se demander si l’on n’aurait pas forgé nous-mêmes ces souvenirs. Est-ce que le sourire sur son visage ce jour-là était sincère? Est-ce que je me suis imaginée l’éclat taquin dans ses yeux la première fois qu’il m’avait appelée Rainbow girl? Est-ce que son rire en voyant mon visage surpris n’était qu’un masque? Depuis quand avait-il changé de camp? S’il arrivait encore à utiliser un surnom avec moi, même dans une phrase où il me menaçait presque, était parce que pour lui, il n’y avait pas de différence?

Après que j’aie dit le reste de mon monologue sans qu’il m’interrompe, ses paroles me firent l’effet d’une douche froide. Il était si… détaché. C’était effrayant. Non, il n’avait jamais été du genre à laisser paraître ses émotions plus que nécessaire, mais je ne l’avais jamais vu aussi froid. J’en avais des frissons dans le dos. Je me disais qu’il pouvait avoir fait semblant tout ce temps. Que j’avais été vraiment stupide de croire que je pouvais changer quelqu’un, que je pouvais faire en sorte qu’il s’ouvre à moi. C’est pour cela que je ne devrais jamais prendre les devants avec les autres. Si quelqu’un est distant avec toi, c’est qu’il ne veut rien avoir à faire avec toi. C’est aussi simple que ça. Bon sang, ce que j’avais été naïve. J’avais pensé que pour une fois je pourrais être celle qui prendrait la décision d’établir un contact avec quelqu’un. Que pour une fois dans ma vie, je pourrais être celle qui apporte quelque chose à un autre, et pas l’inverse. Mais qu’est-ce que j’en tirais finalement? Je me faisais traiter d’égoïste. Et c’était vrai dans le fond. J’avais pensé à tort que je représentais quelque chose pour lui, même si ce n’était qu’une fraction de ce qu’il représentait pour moi. Et même si son départ m’avait affectée, pour quelle raison, autre que pour moi seulement, venais-je de lui décrire en détail ce qu’il avait laissé derrière lui? Exactement. Il l’avait laissé derrière, il avait quitté cet endroit et cette partie de sa vie. Ce n’était donc pas à moi de les lui rappeler. Je pensais que peut-être il se s’était pas rendu compte de ce qu’il avait fait aux gens qui tenaient à lui en agissant de la sorte. Mais évidemment, il n’en avait rien à faire de ce que je pouvais bien penser. Et qui étais-je pour parler à la place des autres? Plus il parlait, plus je sentais la culpabilité s’installer. J’avais agi sans réfléchir, encore une fois. Pourquoi je ne pouvais pas apprendre de mes erreurs et être plus maligne pour faire changement?

Oh et puis tant pis. Ce qui était fait était fait et je ne pouvais plus rien y changer. Ce qu’il pensait de moi n’avait plus vraiment d’importance de toute façon, puisque c’était probablement la dernière fois que je lui parlais. Je tentai vainement d’ignorer le serrement au cœur que je ressentis en pensant cela. J’étais apparemment ici pour une seule raison précise, alors autant en finir au plus vite et quitter cet endroit de malheur.

« Très bien. Je n’aurais pas dû me laisser emporter. Visiblement, j’avais mal compris certaines choses ici et là, alors dis-moi ce que tu attends de moi, qu’on en finisse. Tu as l’air d’avoir un emploi du temps très strict et je ne voudrais pas être celle qui te mettrait en retard. »

Je fixai l'enveloppe pendant de longues secondes sans rien dire, les sourcils froncés. Les pièces du casse-tête commençaient à s'emboîter lentement dans ma tête. Un rapport pour Chiron. La discrétion avec laquelle j'avais été mise au courant de ce rendez-vous. Son départ précipité et sans explication. Tout devenait clair. Il n'avait jamais changé de camp : il était là sous couverture! Et moi je venais de lui faire toute une scène parce que je croyais qu'il nous avait laissé tomber, alors qu'il prenait désormais encore plus de risques pour nous protéger. La culpabilité me frappa de plein fouet alors que je me rejouai notre conversation. Comment avais-je pu être aussi bête, pourquoi je ne l'avais pas laissé s'expliquer avant? Bon, il est vrai qu'il avait tourné autour du pot pendant un moment avant de me faire savoir ce qui se passait réellement, mais c'était peut-être à cause de mon attitude.

Je levai les yeux vers Chase, qui était maintenant debout, mon expression probablement un mélange de soulagement, de peur et du message que j'espérais qu'il y décèle : « Je suis désolée ». Mais avant que je ne puisse dire un mot, une phrase qu'il avait dite et que j'avais volontairement choisi de ne pas analyser jusque-là refit surface : « tu as des sentiments pour moi ». Avait-il voulu dire que je… Pour moi, ma relation avec Chase m'avait toujours semblée bien compliquée. Les circonstances qui nous avaient fait nous rencontrer étaient pour le moins inusitées, et à plusieurs reprises je m'étais demandé s'il valait mieux tout laisser tomber. Le laisser faire son anti-social s'il voulait, et me mêler de mes affaires. Mais quelque chose m'avait à chaque fois incité à ne pas choisir cette option. J'avais cru que ce quelque chose était peut-être le défi que comprendre Chase Ayling représentait pour moi, ou bien la dette que j'avais envers lui. Je ne m'étais jamais attardée sur déterminer ce qui exactement m'attirait à lui. Mais… et si c'était simplement cela? J'étais attirée par Chase? Maintenant que je me posais la question, c'était très plausible. Il est vrai que plusieurs fois il m'avait surprise à le fixer trop longtemps. Mais je m'étais dit que c'était simplement la couleur de ses yeux qui me fascinait. J'avais toujours eu un faible pour les yeux verts. Et les garçons un peu… geek. Et différents. Et mystérieux. Oh non. Non, non, non. J'avais été en train de tomber amoureuse de Chase, tout ce temps-là, et le pire dans tout ça, c'est qu'il s'en était aperçu avant moi! Lui qui passait plus de temps avec des machines qu'avec des êtres humains, il avait su déceler une émotion, chez moi, avant même que je ne le fasse moi-même! Et maintenant il partait. Il allait me laisser là encore une fois, il allait repartir pour faire plus pour la colonie que je ne pourrais jamais espérer faire moi-même, alors que tout le monde allait continuer à parler en mal de son départ. Il avait sacrifié beaucoup pour nous permettre d'accéder à des informations importantes et moi je venais de lui faire une crise. Personne ne savait ce qu'il risquait pour nous.

« Chase, je… je ne sais pas quoi dire. J'avais tout compris de travers, pardonne-moi. Ou ne me pardonne pas. Je ne le mérite pas. »

J'avais envie de pleurer encore une fois en prononçant ces mots, car en effet, je ne méritais aucune faveur de sa part, et pourtant je ne pouvais m'empêcher d'espérer…

En plus, il allait retourner là-bas risquer sa vie. Je voulais le supplier de revenir au camp, le convaincre qu'il en avait fait assez, qu'il n'avait pas besoin de prendre tous ces risques. Mais je savais que c'était futile. S'il avait pris une décision, il avait ses raisons, et ce n'était pas moi qui allait pouvoir le faire changer d'idée. Alors je me contentai de me lever à mon tour, puisque apparemment il avait terminé. Je pris l'enveloppe et la rangeai précautionneusement dans la poche intérieure du léger manteau que j'avais mis pour venir au café et m'adressai à lui encore une fois.

« Dis, est-ce que je vais te revoir? Bientôt? »

La possibilité de ne jamais le revoir m'étais impossible à considérer, alors c'est pour ça que j'avais ajouté le « bientôt ». C'était peut-être égoïste, mais j'avais besoin de savoir.

Je sentais la condescendance dans ses paroles et je me sentis encore plus coupable. Lui qui devait être incognito, voilà que j’avais attiré tous les regards dans notre direction. Bravo Rani, sérieusement. Il avait de très bonnes raisons d’être mécontent, et je ne pouvais que lui être reconnaissante de ne pas être en train de me crier après à l’heure qu’il est. Encore que ça n’aurait pas été très discret non plus, mais bon.
J’attendais nerveusement la réponse à ma dernière question, et quand elle vint, je ne pus m’empêcher d’être déçue. Je ne savais pas ce que j’avais espéré, c’était évident qu’il n’était pas prêt de revenir à la colonie et encore moins de m’adresser la parole une autre fois, mais ça faisait quand même mal. Je trouvai cependant du réconfort dans le fait qu’il prétendait que c’était pour me protéger. Je ne savais pas quelle minime importance cette raison avait par rapport aux autres qui l’avaient incité à s’en aller et qui feraient en sorte qu’il resterait éloigné, mais j’étais quand même flattée qu’il l’ait mentionnée. Il ne me considérait peut-être pas comme la pire personne au monde, après tout.

Je le regardai en silence remettre sa capuche et me lancer un « au revoir » avant de se retourner et de marcher en direction de la sortie. J’observai la personne la plus mystérieuse que je connaisse, cet homme qui m’avait apporté beaucoup, alors que je l’avais d’abord approché en espérant que moi, je pourrais faire quelque chose pour lui, me quitter encore une fois. Le connaître m’avait permis de surmonter ma timidité, pour une fois, car ça n’allait pas être lui qui allait faire les premiers pas. Lui parler m’avait aussi permis d’avoir un aperçu d’une autre façon de vivre et de penser, et de voir ce que ça fait à quelqu’un d’être malmené par la vie. J’aurais tant voulu l’aider, mais en fait il n’avait pas besoin de mon aide. C’était moi qui avais retiré quelque chose de notre relation, et lui le savait depuis le début. Mais au moins, maintenant, je savais qu’il n’avait pas abandonné la colonie, et j’avais eu droit à un au revoir. J’ignorais quand j’allais pouvoir lui parler, et je n’allais pas cesser de m’inquiéter pour lui, mais je savais que si une personne était apte à s’acquitter de la mission qu’il s’était donnée, c’était bien Chase.

« Au revoir, lui dis-je, et merci. »

J’essayai de compresser dans ces quatre mots toutes les émotions que je voulais qu’il capte. Ma gratitude qu’il m’ait laissé mettre un pied dans sa vie. Ma tristesse de le voir partir à nouveau, mais mon soulagement que ce soit pour la bonne cause. Ma confiance en lui. J’essayai de m’excuser pour toutes mes erreurs. Et j’attendis qu’il ait franchi la porte pour laisser couler une larme.

Je rentrai au camp en faisant le moins de bruit possible et me glissai dans le bungalow d’Iris. J’avais de la chance d’habiter toute seule la majorité du temps, sinon il n’aurait pas été aussi facile de sortir en secret. Je m’assis sur mon lit et fixai le mur en face de moi. Une foule d’émotions se bousculaient dans ma tête et j’avais abandonné l’idée d’essayer de les démêler, alors je restais simplement là, assise bêtement, à attendre qu’une quelconque force de l’Univers vienne me dire ce que je devais faire. Bien entendu, je ne fus pas frappée par la foudre – ni par un arc-en-ciel d’ailleurs, maman n’a jamais été très généreuse en matière de conseils – et je dus donc me résoudre à me mettre en pyjama et aller me coucher sans être pourtant assez détendue pour fermer l’œil. Je m’inquiétais beaucoup pour Chase. Il avait pris un risque énorme en venant me rencontrer, je m’en rendais compte maintenant, et je n’avais pas aidé les choses avec mes talents indéniables en discrétion. J’étais aussi un peu sonnée par ce que je venais de découvrir sur moi-même. Je n’avais jamais eu beaucoup de chance avec les garçons, et ça n’allait pas changer, à ce qu’on dirait. C’en était pathétique. Voilà qu’une fois de plus je tombais sous le charme de celui qui ne me considérerait jamais de cette façon. Mais cette fois-ci je ne ferais pas les mêmes erreurs : je n’allais pas gâcher notre… hum, amitié, appelons-le comme ça, ou peu importe ce que c’était, seulement parce que j’aurais voulu que ça soit autre chose. Je devais apprécier ce que Chase avait décidé de me partager de sa vie et pas demander plus. Et c’est ce que j’allais faire. Je n’allais jamais mentionner mes sentiments pour lui et m’efforcer de les faire disparaître, tout en espérant qu’il n’en reparlerait pas.

Je dus finir par m’endormir, car je me réveillai le lendemain, lorsque les rayons du soleil commençaient à éclairer ma chambre. Mes yeux collés me rappelèrent que j’avais pleuré. Pourquoi est-ce qu’il fallait toujours que je pleure? J’étais triste, je pleurais. J’étais fâchée, je pleurais. J’étais stressée, je pleurais encore! Et la veille j’avais eu un beau mélange de toutes ces émotions et plusieurs autres… Non mais je me comportais vraiment comme une enfant.

Je me dirigeai vers la cuisinette pour me faire un thé. Alors que j’attendais que l’eau se mette à bouillir en jouant avec le sachet, j’entendis un bruit, comme un glissement. Je retournai dans l’espace principal de la petite maison et cherchai un moment ce qui avait pu causer le bruit avant de poser les yeux sur une enveloppe portant mon nom, par terre. On avait dû la glisser sous la porte. Je la ramassai et la retournai, mais il n’y avait pas d’autre inscription. Je déposai ma tasse et m’assied à la table pour décacheter l’enveloppe. Bien entendu, on ne pouvait plus vraiment appeler ça une enveloppe quand j’eus terminé : je n’avais jamais été très douée pour ouvrir des lettres… Le message était très court, mais il fit son effet. Je sus de qui il venait avant même de voir l’initiale à la fin. Je clignai des yeux et restai sans bouger un moment, et la lettre retomba sur la table. J’allais le revoir. Il ferait en sorte que cet au revoir ne soit pas un adieu. Une sensation réconfortante m’enveloppa à l’idée qu’il ne m’ait pas complètement rejetée. Il m’avait envoyé cette lettre, c’était une preuve, non? Et c’était bête, mais ça me rassura également sur son sort : tant que je ne l’aurais pas revu, il ne pouvait rien lui arriver, sinon il ne tiendrait pas sa promesse. Il allait tenir parole, j’en étais certaine. Et donc il allait devoir se maintenir en sécurité. Je me rattacherais à cet espoir.

Je voulus déposer la lettre sous mon oreiller, comme un porte-bonheur ou un objet de protection, mais ensuite je me rappelai ce que Chase risquait si une quelconque documentation sur son compte en venait à être découverte. Je ne pouvais pourtant pas me résoudre à détruire la lettre, c’était la seule preuve que j’avais de notre rencontre d’hier. La seule preuve que cela c’était réellement passé, qu’il allait bien, qu’il était toujours de notre côté, et que j’allais le revoir. Je remis la feuille dans ce qui restait de l’enveloppe, la pliai en quatre, puis sortis mon journal de sous le matelas de mon lit. Je l’ouvris à la page d’hier, où je n’avais écrit que quelques phrases. Je me rappelai la fin de ma soirée de la veille, juste après que je me sois couchée : je m’étais rappelée à la dernière minute que je n’avais pas écrit mon journal et je l’avais sorti de sa cachette, mais je n’avais pas voulu laisser de trace écrite de ma rencontre avec Chase et j’avais donc seulement résumé la journée normale que j’avais passée au camp, sans aucune mention de la lettre que j’avais reçu ni de la rencontre. J’avais fait cela pour protéger Chase. Et maintenant j’étais sur le point de gâcher ces précautions parce que j’étais trop attachée à un bout de papier. J’avais beau me dire qu’il avait seulement signé « C. », qu’il n’y avait pas de date, qu’il serait difficile de faire le lien entre ce message et le fait qu’il soit un espion, il y avait un risque. Il m’avait envoyé cette enveloppe et me faisait donc confiance pour ne pas menacer sa sécurité. Je n’allais pas faillir à cette tâche par égoïsme, parce que moi j’avais besoin d’être rassurée. Je refermai le carnet et le remis à sa place avant de me rediriger vers le coin cuisine, où la bouilloire sifflait depuis un moment déjà. J’éteins le feu et me mis à fouiller partout pour finalement trouver une boîte d’allumettes au fond d’un tiroir. Je découvris aussi un vieux chaudron en fonte. Un feu n’allait certainement pas abîmer ce monstre. J’y déposai l’enveloppe, fermai les yeux, pris une grande inspiration avant de les  rouvrir, puis grattai l’allumette.